Quel rapport tordu peut-il y avoir entre Clint Eastwood et Vagrant Story ?
Il y a quelque chose de perturbant dans le fait de constater que sur une Playstation 3 au hardware surpuissant, le meilleur jeu auquel on joue depuis des lustres est une vieillerie datant du siècle dernier avec de la 3D qui tremblote et des textures pixélisées. On en vient même à ressentir une sorte de trouble existentiel en regardant les cheveux (oui, les personnages ont des cheveux) bouger (oui oui ! ils bougent !) avec un certain naturel.
Quoi ? Les jeux vidéo, ce ne sont pas que des chauves qui explosent dans des QTE ? Et là on se souvient que le dernier bon jeu auquel on a joué était japonais, et que celui-là l'est également. Entre-temps il n'y a eu que des TPS et des FPS occidentaux, certains se targuant d'avoir une superbe direction artistique que n'aurait pas renié Casimir. Face à Vagrant Story, ils peuvent aller se rhabiller.
Les jeux vidéo, comme les gens, vieillissent, certains plus mal que d'autres. Et si nous fréquentons généralement des gens plus ou moins de notre âge, c'est moins parce qu'ils sont plus intéressants que juste parce qu'ils ne sont pas vieux. Un vieux ça se fatigue vite, ça limite nos activités à jouer au tarot ou au scrabble le dimanche après-midi avec le tic-tac de la pendule comme musique de fond. Les jeux c'est un peu pareil, y'a des trucs, oui on les a aimés, mais y rejouer aujourd'hui avec la maniabilité pourri, les graphismes atroces, c'est loin d'être une partie de plaisir.
Puis il y a les jeux qui ont bien vieilli, avec des rides et une certaine raideur dans le maintien certes, mais qui bottent le cul à la nouvelle génération sans souci. Il nous rappelle alors pourquoi c'était mieux avant. Ce n'était pas tant que les jeux étaient mieux faits, ou meilleurs, mais parce qu'ils avaient des valeurs.
À l'époque de Clint Eastwood, des cons il y en avait autant qu'aujourd'hui, mais ils respectaient les usages, ou faisaient au moins semblant. Mais au début de Grant Torino, même les proches ne respectent pas l'enterrement de leur parent et on attend que papy crève également pour hériter de sa superbe bagnole, de même les gangsters de rue ne respectent plus les leurs, ni leurs origines, ni leur quartier. Paradoxe qui tape dans le mille, Clint Eastwood traite les Noirs de négros et les Jaunes de chinetoques tout en se posant comme héros positif du film. Parce que dans sa bouche ce ne sont que des mots, tandis que la vulgarité d'autres personnages est dans les actes, et même dans la façon de vivre. Dans un monde devenu multicolore, dans un monde nettoyé des vieux préjugés raciaux (au moins en surface), plus personne ne peut compter sur personne, même pas sur les siens. Alors le vieux soldat de l'ancien monde sort le fusil de son étui.
Et dans un jeu vidéo devenu accessible, c'est la même histoire. Accessible à qui, d'ailleurs ? Madame Michu qui se fiche royalement du jeu vidéo ? Même chez Nintendo, les rois du jeu vidéo familial et convivial, les gameplays sont loin d'être toujours accessibles. Et dans des jeux qui veulent tant nous émouvoir, pourquoi tant de morts ? de sang ? de violence ? de bordel de QTE et de cinématiques interactives ? Au lieu de juste faire comme avant ; un gameplay et un scénario en accord ? Comme ça quand tu dis que ton jeu c'est de la survie, ben tu survis vraiment dedans. Genre Metal Gear Solid 3.
Derrière les grands mots et le grands principes, on retrouve souvent des motifs égoïstes et mesquins. On fait semblant de prendre des nouvelles de papa, mais pour s'assurer d'être en pole position sur le testament. On parle d'accessibilité, pour toucher plus de joueurs, quand en réalité on veut faire plus de profits en étudiant les attentes de la clientèle. Blanc, 30/35 ans, hétéro, cheveux courts et bruns. Comme dans un certain jeu à la direction artistique époustouflante. Femme sans gros nichons ou sans allure vulgaire = pas d'argent ? Faisons passer une femme hyper-sexualisée en gros délire second degré. En attendant, on attend toujours après de vrais personnages.
Alors le vieux soldat de l'ancien monde nous vient à la rescousse via le PSN. On se souvient enfin de ce qu'est un jeu avec un vrai scénario ne misant pas sur l'empathie à tout prix, ni les effets spécieux de narration, ni les cinématiques à rallonge, ni les multiples rebondissements d'une histoire incohérente ou faible. Un vrai gameplay, et une vraie direction artistique qui a du sens, au lieu de miser sur l'originalité artificielle. Vagrant Story vient nous rappeller qu'un jeu vidéo, comme d'ailleurs un film ou un livre, n'a pas vocation à être accessible. Ça ne t'intéresse pas ? Va voir ailleurs !
Et avant on allait voir ailleurs. Avant, si on n'aimait pas un jeu, ben on jouait à autre chose, c'est tout. Mais aujourd'hui que tous les jeux sur console de salon se ressemblent, aujourd'hui où le but du jeu se résume toujours à tuer tout le monde en faisant semblant d'être un survival, infiltration ou autre, aujourd'hui on nous dit qu'il y a des jeux formidables tous les mois, des incontournables, des expériences uniques. Unique, quoi ! Alors que le plupart du temps on peut deviner ce qu'est le jeu dans ses grandes lignes sans même y avoir joué. Si tu n'aimes ni les TPS, ni les FPS, tu vas souffrir. Et si tu les aimes, à force tu arriveras à en être dégoûté.
On pourrait croire que le Graal se trouve sur console portable, mais j'ai l'impression que ce ne sera plus le cas très longtemps, soit parce que ces consoles vont disparaître au profit des tablettes avec leur minis jeux qui font plus office de passe-temps, soit parce qu'avec deux sticks, les TPS et FPS vont pouvoir envahir ce marché aussi. Uncharted et Killzone débarquent sur la Vita, youhou ! La mécanique de "Je tue tout le monde et raconte une histoire sans aucun rapport" pointe déjà le bout de son nez.
Et c'est à se demander si le pire ennemi du jeu vidéo, ce n'est pas tout simplement la technologie. Quand on regarde la 3D qui tremblote de Vagrant Story, les textures pixelisées, et que le jeu traverse cette façade ingrate en exprimant avec une précision redoutable ce qu'il veut exprimer, je me dis que lorsque les jeux étaient limités par le hardware, il y avait comme une sélection naturelle ; seuls les plus talentueux pouvaient réussir. Encore que... Ces limites devaient être aussi des moteurs de la créativité. Il fallait toujours, j'imagine, résoudre des problèmes, contourner des obstacles, lutter contre le hardware, qu'on le veuille ou non.
Mais aujourd'hui il ne s'agit plus de travail artistique, mais de combien il y a de polygones disponibles. Tout le mnde peut faire un "beau" jeu dans l'industrie. C'est comme la différence entre écrire des poèmes en rimes, et de la poésie libre. Le poème en rimes demande de l'apprentissage, il y a des règles précises, c'est frustrant mais stimulant. Le poème "libre", c'est la porte ouverte à de nombreux incompétents qui disent vouloir s'exprimer, et qui n'ont rien à dire, élaborant des formules complexes et ampoulées en prétendant à la profondeur et l'émotion. Ainsi quand la technologie est si évoluée qu'il ne reste de limite que soi-même et ce qu'on est capable d'offrir au monde... Aïe... dans bien des cas.
De toute façon, même un jeu mauvais techniquement peut faire des ventes incroyables (salut Ubisoft !). Les testeurs doritos n'en parleront pas ou presque pas tout en évoquant lourdement ceux des jeux moins marketés comme Army of Two pour donner l'illusion qu'ils critiquent vraiment les jeux, et si les joueurs se plaignent on fera un patch. Parfois même on anticipe les plaintes, le patch étant dispo le jour de la sortie du jeu ; ce foutage de gueule royal.
La technologie est une affaire d'actualité, les valeurs elles sont intemporelles. Elles peuvent se faner et disparaître pendant un temps de l'activité du monde, mais elles demeurent toujours quelque part dans un coin, parfois ridées et le dos douloureux, et dégageant une grandeur devant laquelle on s'incline, ou on sourit avec dédain. Chacun fait sa révérence au monde dans lequel il souhaite évoluer, au fond.
Certains seraient tentés de croire que cette comparaison entre Vagrant Story et Gran Torino n'est que la tentative de justifier le jeu de mots pourri du titre de l'article. Ne les écoutez pas ; ils pourraient avoir raison.